M. Raux · A. Harrois · T. Gauss · S. Hamada
Sept pour cent des décès français étaient d’origine traumatique en 2009. Le traumatisme sévère constitue la première cause d’années de vie perdues chez les jeunes et une source conséquente de handicap. En France, la grande majorité des patients sévèrement traumatisés sont pris en charge par une équipe médicale sur les lieux de l’accident. Cette médicalisation précoce, organisée par le Samu du départe- ment concerné, permet à la fois l’évaluation de la gravité du patient, la mise en œuvre rapide de manœuvres de réanimation et son orientation vers un centre hospitalier adapté.
Comme toute spécialité médicale, la médecine d’urgence adapte ses pratiques au gré des résultats d’études scientifiques dans les domaines qui la concernent. Force est de constater que, s’agissant de la traumatologie « lourde », ces études ont majoritairement été conduites dans des pays dont le système de secours pré-hospitaliers diffère du nôtre. Les différences portent à la fois sur le maillage du territoire, influençant les délais et durées de prise en charge, sur la régulation médicale de l’intervention, sur les moyens humains mis en œuvre (présence d’un médecin, d’un paramedic ou de secouristes) et sur la nature des traumatismes. Eu égard à ces différences, la transposition des résultats de ces études à notre pratique devrait donc se faire avec précaution. Ce n’est pas toujours le cas !
Prenons l’exemple de l’intubation trachéale pré-hospitalière des patients traumatisés : quelques publications remettent en question le bénéfice de cette pratique, montrant une augmentation du rapport de cote (odds ratio) de mortalité après intubation pré-hospitalière par des paramedics. Or Lossius et al. viennent de montrer que le taux de succès lors de l’intubation pré-hospitalière était significativement réduit lorsque l’opérateur n’était pas médecin. Ne nous trompons pas, la surmortalité du groupe des patients intubés n’est pas uniquement liée à leur gravité : la qualité des soins qui leur sont délivrés joue un rôle majeur. Les mauvais résultats de ces études, conduites au sein d’équipes pré-hospitalières singulièrement différentes des nôtres, ne sont pas transposables à notre système de santé.
Au-delà des pratiques, la typologie de la traumatologie souffre d’une grande hétérogénéité, d’un pays ou d’un territoire à l’autre. Ainsi les patients inclus dans les études de traumatologie en Amérique du Nord sont plus volontiers victimes de plaies par arme à feu (18 à 42 %) que dans les études conduites en France (9 %). Il n’apparaît pas raisonnable de fonder ses pratiques sur des résultats d’études conduites sur des populations de patients victimes de traumatismes de nature aussi différente.
Nous devons connaître notre population de patients traumatisés sévères afin d’évaluer l’applicabilité des résultats de ces études à notre système de santé. Pour ce faire, il n’y a pas d’autre issue que la création de registres, ou bases de données. Les informations contenues dans les bases de données administratives (type Programme de médicalisation des systèmes d’information) sont insuffisantes, car trop vagues. Au- delà de la simple description des patients victimes de traumatismes sévères, l’analyse de ces registres permet d’identifier les facteurs liés au pronostic propres à notre système de soins pré-hospitaliers. L’identification de ces facteurs permet la mise en place de mesures de prévention et de correction adaptées à notre mode de fonctionnement, et non dérivées d’études aux patients si différents des nôtres. Les données contenues dans ces registres nous permettent par ailleurs d’évaluer les pratiques, et leur évolution au cours du temps. L’évaluation des pratiques et la mise en place de procédures de prise en charge des traumatisés sévères vont de pair, contribuant tous les deux indirectement à la réduction de la mortalité des patients qui en sont victimes.
Les données extraites de ces registres constituent le terreau de la recherche clinique et expérimentale de demain dans le domaine de la traumatologie. Elles permettent de formuler des hypothèses et d’adapter la méthodologie des études à venir aux caractéristiques de notre population de traumatisés sévères. Les registres existant ont d’ores et déjà permis de créer des outils d’évaluation de la gravité propres à notre activité, tel le score MGAP. Ils ont été utilisés pour évaluer la performance de scores de traumatologie existant (Revised Trauma Score, Trauma Related Injury Severity Score) appliqués à notre système de santé ou évaluer la pertinence de variables utilisées en routine (score de Glasgow, saturation en oxygène).
Les informations qu’ils portent permettent aussi d’évaluer la performance de nos parcours de soins, et d’adapter ces derniers aux besoins. Il s’agit là d’un point crucial pour la sécurité des patients. Les registres offrent aux autorités de tutelle des informations leur permettant de guider leurs décisions de politique de santé à l’échelon d’un territoire, et aider à définir les ressources à allouer. Pour cela, nombre de pays ont mis en place des bases de données régionales ou nationales (Norvège, Suède, Italie, Allemagne, Royaume-Uni).
Pour toutes ces raisons, il faut saluer le travail de Yeguiayan et al. issu du registre FIRST et publié dans ce numéro des Annales françaises de médecine d’urgence. Ce registre a permis, au travers de cette publication, de décrire la typologie des patients traumatisés sévères sur le territoire national français. Il documente parfaitement la sévérité des patients pris en charge : un patient sur deux présente un score de Glasgow inférieur à 13, la moitié des patients est intubée et séjourne plus de sept jours en réanimation, dans les suites d’un traumatisme sévère puisque l’Injury Severity Score médian est de 25. Cette étude révèle légalement des écarts aux procédures qui nous font nous interroger sur nos propres pratiques, et justifient la mise en œuvre de mesures correctrices suivies d’évaluation des pratiques professionnelles. Ainsi 7 % des traumatisés graves ne bénéficient pas d’une prise en charge médicale dans un centre hospitalier adapté à leur état. Le taux d’osmothérapie devant une anomalie pupillaire est insuffisant. Un patient intubé sur six n’est pas sédaté par la suite. Le monitorage de l’ETCO2 peut être amélioré. Ce registre FIRST a permis par ailleurs de mettre en évidence le bénéfice d’une médicalisation préhospitalière au cours de la prise en charge de patients traumatisés sévères. Enfin, les données qu’il contient ont permis de montrer que le score de Glasgow ne pouvait se résumer à sa valeur motrice.
Mettre en place un registre n’est toutefois pas simple. De nombreux obstacles doivent être franchis. Le premier d’entre eux est d’ordre financier. Outre l’entretien du support informatique des informations qu’il contient, les données saisies doivent être vérifiées et les données manquantes récupérées. Ces étapes requièrent l’assistance d’attachés de recherche clinique et d’un data manager. L’analyse ne peut être conduite que par un professionnel de la méthodologie et des biostatistiques. Réunir toutes ces compétences requiert une source de financement pérenne tout au long de la vie du registre.
Disposer des données n’est pas suffisant. Elles doivent être saisies selon un canevas qui rend le registre comparable aux autres registres du même domaine à des fins de comparaison. La standardisation du recueil selon le style d’Utstein constitue pour cela une aide majeure.
Les contraintes règlementaires (déclaration au Comité consultatif sur le traitement de l’information en matière de recherche dans le domaine de la santé, CCTIRS, à la Commission nationale informatique et libertés, CNIL), et bientôt la soumission du projet à un Comité de protection des personnes, doivent et devront être respectées.
Les obstacles sont nombreux, mais le jeu en vaut la chandelle. Nous avons nombre d’années de retard sur nos collègues européens dans le domaine du recueil systématisé de données médicales en traumatologie. Il est temps de créer notre propre source de données épidémiologiques dans le domaine de la traumatologie lourde. Relevons-nous les manches !
Ann. Fr. Med. Urgence
DOI 10.1007/s13341-012-0203-z